Ne chiffonnez pas les gens du chiffre
C’est vrai, l’utilisation de « crypter » ou « cryptage » donne un air très technique à un propos. Parfois pour faire encore plus technique, vous allez utiliser « encrypter ». Clairement, vous entrez dans un domaine dans lequel votre auditoire commence à avoir des doutes sur votre discours. Alors crypter ou chiffrer, cryptage ou chiffrement?
On ne parle pas de corde à un marin à moins de passer pour une cloche. Comme les bouchers qui parlent le louchébem entre eux, les spécialistes forment toujours une caste à part et les gens du chiffre forment une caste encore plus hermétique. Ils se feront un malin plaisir à ne pas comprendre ce que vous leur demandez quand vos demandes n’utilisent pas les codes de leur domaine et ils vous le feront remarquer. Les mots sont des marqueurs sociaux et pour notre cas des marqueurs de compétence technique. Si vous demandez à un membre de votre équipe du chiffre de vous crypter un message, techniquement, il le mettra dans un coffre fort, une crypte, un lieu secret. En français, un message crypté est un message secret. Secret ne veut pas dire chiffré.
Le pire serait de lui demander d’encrypter ce message, le mot est proprement impropre. Là, c’est Mads Mikkelsen, le méchant de « Casino royale », qui va devenir fou. C’est presque comme « au jour d’aujourd’hui ».
En revanche si vous souhaitez échanger une information que seuls les destinataires pourront comprendre, vous lui demanderez de le chiffrer.
Le chiffrement, une question d'entropie
En 1945, Claude Shannon, travaillant alors sur le chiffrement des télécommunications, publia « A Mathematical Theory of Cryptography » qui resta longtemps crypté, je veux dire secret, avec un niveau « Confidentiel défense », enfin l’équivalent états-unien. C’est dans ce document qu’il empruntera la notion d’entropie à Clausius, Gibbs et Boltzman pour l’appliquer à l’information : [katex]H=\displaystyle\sum_{i=0}^n~p_i~log(p_i),~les~p_i~représentant~des~probabilités~d’occurrence~connues[/katex], qu’il dévoilera dans « A Mathematical Theory of Communication », en 1948. C’est cette théorie qu’on a, à mon avis improprement, appelé « Théorie de l’information » si on ne retient que les deux premiers chapitres qui traitent de l’information discrète.
Le rôle du chiffrement consiste à augmenter l’entropie d’un message à un point tel que revenir à l’état d’origine demande d’explorer un nombre de possibilités incompatible avec le temps de validité du message. Un bon chiffrement concède au message chiffré un très haut niveau d’entropie. Le vase de Sèvres de votre père que vous avez cassé en trois morceaux a un faible niveau d’entropie, il est facile à recoller. En revanche, s’il est tombé de haut, le nombre de morceaux est tel que, malgré les motifs répétitifs peints par des mains habiles, sa reconstruction prendra un temps désespérant. C’est du vécu mais ce n’était pas le vase de Soissons non plus et je ne connaissais pas la technique japonaise du « kintsugi ».
La machine Enigma avait un défaut : aucune lettre ne pouvait être remplacée par elle même. Ce simple défaut limitait son entropie maximale. Mais la plus grande faiblesse était sans doute que les utilisateurs n’appliquaient pas les règles d’emploi à la lettre. Les humains ne sont-ils pas le point faible de tout système? En même temps, les allemands étaient aussi trop confiants dans leur technologie et la rigueur des utilisateurs. On ne peut pas leur jeter la pierre, ne sommes-nous pas tous trop confiants jusqu’à ce qu’une brèche soit dévoilée?
Les anglicismes nous font perdre le sens des mots
Baignés dans le soft power, pardon la puissance douce, états-unienne, nous finissons par utiliser des faux amis persuadés qu’ils sont français et il est difficile de s’en défaire. A vrai dire, à la fin de la journée, l’essentiel n’est-il pas d’être compris, et si votre auditoire pense que la forme anglophone est la bonne, le savoir-vivre nous demande de ne pas le faire remarquer, même si ça hérisse le poil.
J’avais beaucoup aimé une publicité pour un café, où une voisine demandait, à un italien, du sucre pour son café. Devant le sacrilège, l’italien a pensé : « Ma, si elle aime ça… »
Toutefois si vous le pouvez, dites « chiffrer » et « chiffrement » là où le terme doit s’appliquer. Cryptage ou chiffrement, maintenant, vous savez. Et s’il vous plait, n’utilisez pas « encoder » quand « coder » est suffisant.
Hugues Sansen